L’oncle Jean avait pris le jeune Henri sous sa protection.
Il répétait aux alentours d’une voix de stentor : « Tant que je serais vivant, jamais ce gosse ne deviendra une triste mine comme vous tous… »
Un soir que toute la bonne société était présente à l’une de ses réceptions, oncle Jean fit signe à Henri, alors âgé de douze ans, de le suivre d’un signe de la tête. Henri ne se fit pas prier tant il s’ennuyait. Il prit le pas de son oncle et grimpa l’imposant escalier de pierre qui dominait l’entrée, délaissant, non sans un certain soulagement, le vaste salon cacophonique.
L’oncle Jean avait un certain crédit sur l’âme du jeune Henri dont l’esprit, encore malléable, se laissait informer avec une tendre soumission.
Henri était encore à un âge d’enfant, insouciant et inconscient de la réalité des choses, protégé dans le cocon familial comme une larve à la veille de sa métamorphose. Tout ennui lui était évité et, sans aller jusqu’à affirmer que ses désirs étaient exaucés, il avait une assez grande liberté d’action dans les limites de la bienséance et sous l’empreinte tutélaire d’Edmond, son précepteur.
Comme tout enfant de grande famille bourgeoise, Henri se sentait plus proche d’Edmond que de ses propres parents. Seul l’Oncle Jean le surpassait à ses yeux.
C’était un monde et une époque où parents et fils entretenaient des rapports distants et bienséants, un milieu dans lequel le vouvoiement était de rigueur entre père et fils. Henri souffrait énormément de cette distanciation familiale et, dans ces conditions, il n’y eut rien d’étonnant à ce qu’il se réfugia au sein du discours affectueux de son oncle.
Tandis qu’il gravissait les hautes marches, Henri admira avec compassion le déhanchement feint de son original d’oncle. Jean tenait beaucoup à sa claudication de la jambe gauche. L’idée avait surgi au lendemain de la première guerre mondiale. Possédant une très mauvaise vue et atteint d’une syphilis contractée avec je ne sais quelle demoiselle de compagnie, l’oncle Jean avait échappé aux affres de cette période. Autant dire qu’il était un vrai miraculé, lorsqu’on connaît aujourd’hui l’insouciance et l’acharnement avec lesquels les généraux planqués de l’époque envoyaient les soldats se faire massacrer comme à l’abattoir. Jean avait perdu dans cette guerre de nombreux compagnons de beuverie. Les rescapés en étaient revenus tellement gazés que leurs jours étaient comptés, les autres, ceux qui avaient eu la chance d’éviter les bombes chimiques, y avaient sacrifié leurs membres et leur famille.
Jean en était malade de culpabilité.
On ne le vit plus pendant des semaines. Enfermé dans sa chambre, il refusa toute aide extérieure. Calfeutré dans un isolement obstiné, répondant aux invitations de ses proches à cesser ce jeu ridicule, Jean répondait par des invectives hors de propos sur l’hypocrisie du monde, la folie des hommes et leur incapacité à voir le monde au-delà de leurs propres intérêts.
Ce manège dura trois semaines.
Nul ne le vit.
Nul ne sut ce qu’il faisait, à quelles occupations il s’adonnait dans son univers carcéral.
De temps en temps, sa voix rauque et caverneuse hantait la demeure comme un fantôme à la recherche de la délivrance. Il envoyait son désespoir se fracasser contre les murs de sa chambre à grands coups de pieds rageurs.
Il mangeait peu.
Le premier jour, la famille entière fit le guet derrière la porte à tour de rôle. On tenta de le raisonner. On essaya de comprendre. On l’exhorta à s’alimenter, mais, chaque matin, le plateau de nourriture déposé la veille était remporté presque intact. On pensa qu’il devait dormir peu aussi.
Le septième jour, on fit venir le médecin de famille qui, deux heures durant, monologua, expliqua, recommanda, proposa, diagnostiqua, somma l’oncle Jean de sortir ou du moins de s’alimenter correctement : « Au nom de la vie, de notre vieille amitié, je t’en supplie Jean ! »
Le dixième jour, on appela le Père Mathieu qui, lui, supplia, sermonna, pria Jean, au nom de la sainte Bible, de Jésus, de Marie, de quitter cette contrition qu’il croyait avoir décelé dans le comportement dément de l’oncle et le conjura de revenir à la lumière de Dieu.
Là aussi, le résultat se révélât accablant ! Le père Mathieu fut renvoyé à ses chères brebis avec moult commentaires infâmants sur sa fonction et l’église en général. Toute la maison se signa en raccompagnant l’ecclésiastique dépité qui s’éloigna de ce qu’il allait appeler par la suite dans ses homélies : l’antichambre de l’enfer ! Pour faire sortir l’ours de sa tanière, on eut recours à mille subterfuges. Tout y passa, la menace, la flatterie, la compassion, les pleurs, les alertes au feu, les faux départs, les vraies afflictions. On lui supprima complètement toute alimentation, espérant que la faim le pousserait à faire des incursions nocturnes dans la cuisine. On attira son attention tandis que les domestiques tentaient une percée par la fenêtre. Enfin, on tenta de défoncer la porte de sa chambre à coups de hache, mais on ne réussit qu’à atteindre l’armoire à glace que Jean avait calée derrière. Décidément, Jean tenait fort à son isolement.